Vers le "paysage comestible" d'Eysins

« Il ne paraît de penser à rien. Mais il construit des murs où les pierres sont choisies pour leur solidité, mais aussi pour leur couleur et pour leurs formes, et ajustées dans les rapports exacts de ces trois qualités. […] De là, l’unité du paysage. Ce travail commun est si bien fait qu’il paraît être le fait d’insectes supérieurs. Il y a accord parfait entre le gris des oliviers et le gris des murailles de pierres. On voit passer l’un dans l’autre par des nuances très subtiles. Il semble que le hasard ait réussi… en réalité, il est loin d’être question de hasard. » J’ai beau être né dans ce pays…, Jean Giono, 1954

De Antoine Giovannini

Le paysage vécu par Jean Giono et qui nous est rendu par ses lettres est une invitation à vivre directement nos propres paysages, à en apprécier leurs « nuances très subtiles ». Comprenons l’origine de ces nuances entre oliviers et murs en pierre sèche. Elles sont le fruit d’un rapport direct avec notre pays, d’un travail manuel, sans machine, créatif, qui ne peut et ne veut pas standardiser, rendant les formes des paysages cultivés organiques et donc uniques. D’ailleurs, lorsque l’on parle de paysages « cultivés » ne s’agit-t-il pas de paysages issus d’une culture propre, locale et même personnelle ?

Retrouver le geste manuel

Le paysage ne se mesure pas, il se vit. Là se trouve la difficulté de sa préservation (comment quantifier son état de dégradation ou de revitalisation et par rapport à quoi ?), apparaît une opportunité d’action : valoriser l’expérience vécue, les émotions, pour mieux sauvegarder. En effet, nous est là offerte la chance de pouvoir s’accrocher à un besoin commun nous unissant, paysanne ou citadin en quête de nature le dimanche : avoir un paysage épanouissant et unique nous émouvant, grâce à ses particularités, son caractère et son pouvoir d’identification.

A l’heure de la digitalisation de notre travail ou de nos loisirs et du remplacement du travail manuel par le travail mécanisé ou électronique, comment appréhender cet appel au sensuel, au tactile et à ces paysages « artisanaux » ? Ceci d’autant plus où les paysages idylliques et traditionnels de Jean Giono ont disparu, comme sur une bonne partie du Plateau Suisse ?

Là, il est possible de nouer de nouvelles relations esthétiques, nourricières et fédératrices. Pour cela, peut être utile la redécouverte de certaines formes paysagères et de les placer là où les forces manuelles, émotives, sociales et agricoles se complémentent, là où abonde aussi le besoin de ressentir un « beau paysage cultivé » : proche des agglomérations, proches de l’essentiel de la population. Ceci en tant que petite partie de la solution aux nombreux défis sociétaux de notre temps.

Façonner des nouveaux paysages

Une initiative récemment soutenue par le FSP illustre cette piste d’action : Le projet du « Jardin d’Eos ». Située à Eysins, village englobé par l’agglomération de Nyon et plus largement par le Grand Genève, cette initiative de Alicia Perego, propriétaire et exploitante agricole, et de l’association Jardin-Forêt Suisse, propose de replanter un système inspiré de la forêt, c’est-à-dire ce vers quoi la nature tend spontanément, et de le placer là où les arbres d’autrefois ne sont plus.

Il s’agit d’un « jardin-forêt », une sorte de « paysage comestible » : un ensemble d’arbres, d’arbustes, de plantes couvre-sol et de lianes où chaque végétal est sélectionné pour la synergie qu’il offre à son voisin et à la biodiversité mais aussi à la personne qui le visite en termes de nourriture, de bien-être, de plante médicinale, de rencontres, de sensibilisation et éducation. A la fin, une parcelle boisée et accessible uniquement à pied en zone agricole, à l’image des premières hypothétiques formes d’agriculture.

Peu de machines, mais beaucoup de mains et donc de ces nuances dont nous parlait Giono. Ces mains proviennent des nombreux bénéficiaires des zones voisines densément peuplées apportant des forces vives au projet. Ce lieu, imaginé comme rassembleur et multifonctionnel, construit peut-être un nouveau paysage de proximité et permet à ces zones péri-urbaines de redevenir riches de textures naturelles et humaines, avec un contact direct, physique et sensoriel au paysage cultivé.


Antoine Giovannini est biologiste et travaille depuis 2018 comme collaborateur scientifique au FSP. Il est responsable du suivi des projets de la Suisse romande.

Article dans le bulletin n. 66